Commençons par les petits prologues écrits distribués aux PJ en tout début de scénario (un pour Rose et un pour Mike) :
http://storygame.free.fr/PROLOGUE7.pdf
Et maintenant place au...
Journal de Mike Beckman
En ce début d’été, tout est calme à Whitby. Trop calme.
Je sais pourtant que le Mal est toujours là et qu’il peut prendre bien des visages.
Depuis quelques jours, je suis inquiet pour Dorothy. Elle me semble fatiguée, sur les nerfs et particulièrement anxieuse. J’ai essayé à plusieurs reprises, ces derniers jours, de lui demander ce qui n’allait pas mais elle a éludé le sujet à chaque fois.
Et puis, ce matin, alors que Raven n’était pas encore levée, elle a fini par me parler. Ses traits étaient tirés et je suppose qu’elle n’avait guère dormi cette nuit. Elle a fini par se lancer :
- Mike.. hier matin, je suis allée à l’église. .. tu sais que j’y vais parfois… mais, pour une fois, je ne suis pas allée à l’église du pasteur Gillman...mais à celle du révérend Stone.
J’ai hoché la tête. Il y a deux églises à Whitby : la première, la plus fréquentée, est celle du pasteur Gillman, et est d’obédience méthodiste « classique ». L’autre, plus minoritaire, est celle du révérend Calvin Stone et regroupe des Baptistes évangéliques fondamentalistes. Pour autant que je m’en rappelle, Dorothy est une « méthodiste standard ».
- J’avais mes raisons d’aller chez les Baptistes...mais ça n’a rien à voir avec...avec ce que j’ai à te dire.
Elle a marqué une nouvelle pause, puis a repris son souffle.
- Les sermons du révérend passent pour être assez...enflammés. Mais là… il a parlé de TOI, Mike, des livres que tu écris. Il a dit que tu servais la cause de Satan, que tes romans mettaient les âmes en danger...que tu étais une menace pour la communauté… et ils étaient tous là, à dire « Amen ! ». Je ne savais plus où me mettre..certains se sont tournés vers moi, c’était un vrai cauchemar.
Elle a fondu en larmes. Je n’avais jamais vu Dorothy dans un tel état.
Le numéro de ma mère s’est affiché sur l’écran de mon smartphone.
- Michael ?
- Bonjour, Maman, comment vas-tu ?
- Ton père est mort ce matin, Michael.
Je suis resté muet, comme si mon cerveau ignorait que faire de cette information.
- C’est… comment s’appelle-t-elle, déjà ?... la femme qui vivait chez lui qui m’a appelée tout à l’heure.
J’ai regardé par la fenêtre. La neige tombait doucement sur New York.
- Elle m’a parue un peu dépassée par les événements. Peux-tu l’appeler pour voir ce qu’il y a à régler là-bas ?
J’ai à peine le temps de bredouiller quelques mots que ma mère a déjà raccroché.
Là-bas, c’est la petite ville de l’Indiana où j’ai passé mon enfance et où mon père vient de mourir.
Là-bas, c’est Whitby.
J’étais sous le choc. J’ai déjà croisé quelques individus persuadés de voir le diable dans mes écrits et ai subi quelques commentaires insultants, à l’époque où je vivais à New York, mais ceux-là étaient noyés dans la foule et m’étaient anonymes.
Mais, cette fois, ça se passait à Whitby.
Chez moi.
Les mains tremblantes, j’ai pris celles de Dorothy. Je tentai de réfléchir et décidai d’aller voir ce révérend Stone, ignorant encore ce que je lui dirais.
- Que se passe-t-il ?
Dans son T-shirt trop grand, Raven, les traits encore tirés, nous regardait. Je m’approchai d’elle :
- Je te raconterai… ça va s’arranger, crus-je bon d’ajouter.
- Mike...je fais encore ces cauchemars...quelque chose se réveille, tu sais.
Je hochai la tête et allai ajouter quelque chose quand nous entendîmes les chants, dehors.
En jetant un œil par la fenêtre, je découvris, sur le trottoir, une dizaine de femmes portant des pancartes et entonnant des cantiques. Les slogans avaient le mérite d’être clairs : la littérature horrifique menait tout droit en enfer et j’étais un serviteur de Satan. J’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds et tentai de faire bonne figure. Raven s’approcha à son tour.
- Indian witch !
Elle recula, comme si quelque saleté avait craché dans sa direction et d’ailleurs, c’était le cas. D’où j’étais, je me demandai si j’avais bien entendu : indian witch ? Bitch ? Dans tous les cas, c’en était trop. Je composai le numéro de notre Town Marshal.
Quand je me suis tourné vers Dorothy, dans sa cuisine, elle était pâle comme la mort.
- Tu connais ces femmes ? demandai-je
- Oui… il y a Nancy Harper, qui semble être à leur tête.. et, oh Mon Dieu...Veronica...Veronica Wood.
Elle m’indiqua la femme la plus âgée du groupe. Les larmes aux yeux, Dorothy s’écarta de la fenêtre.
- Mike, pourquoi font-elles ça ?
Je haussai les épaules. J’avais l’impression d’être piégé, assiégé chez moi.
Après quelques minutes qui m’ont semblé une éternité, j’ai vu le véhicule de Rose s’arrêter devant la maison. Elle s’est dirigée droit vers Mrs Harper et elles ont discuté un instant. Puis Rose, le téléphone contre l’oreille, est entrée.
- Le Maire est prévenu, mais je ne peux rien faire pour l’instant. Elles sont sur la voie publique… la liberté d’expression…
Elle haussa les épaules et soupira :
- Je ne sais pas ce qui se passe aujourd’hui. Quelqu’un a recouvert la vitrine des Epstein de graffitis antisémites cette nuit.
C’en était trop. Quelque chose en moi chuchotait que tout cela était lié. Pourquoi ces fanatiques se déchaînaient-ils aujourd’hui ?
Je me tournai vers Dorothy : elle me regardait, désemparée, prête à s’écrouler. C’est alors qu’elle nous expliqua pourquoi elle était allée à l’office baptiste, la veille.
Il y a quelques années, Dorothy a été traitée pour un cancer. Elle vivait sous la menace de la récidive. Cette dernière est là et la lutte est vaine, d’après elle.
Avant que nous ayons pu protester, elle a levé la main et a continué son récit.
Une de ses amies, Veronica Wood, une femme très dévote, souffrait depuis des années d’arthrite, au point qu’elle ne pouvait se servir de ses mains, lors de ses crises.
Il y a une dizaine de jours, Dorothy a rencontré Veronica en faisant ses courses.
L’arthrite de celle-ci avait disparu.
Selon Veronica, cette guérison miraculeuse était l’œuvre de frère Nathaniel, un nouveau venu au sein des baptistes traditionalistes. Il avait ainsi guéri trois personnes : Veronica Wood, mais aussi Eben Wright, sauvé de son alcoolisme, ainsi que la petite Elsie Henderson, débarrassé de son somnambulisme et de son énurésie.
Dorothy avait compris que Brother Nate, comme l’appelaient les fidèles, était son seul espoir. Elle s’était rendue à l’office, ce dimanche.
C’est un beau dimanche d’été, au bord du lac. Ma mère a étalé une belle nappe sur le sol, on a pique-niqué. Autour de nous, des familles entières ont fait de même.
Papa n’est pas venu, il est parti tôt de la maison, parce qu’il devait reprendre sa tournée. C’est ce que m’a dit Maman, avant d’enfiler ses lunettes de soleil. Trop tard, j’avais vu le rouge dans ses yeux et ce n’était pas une poussière, cette fois.
- Tu ne vas pas rejoindre tes amis, là-bas ?
Je marmonne quelque chose en secouant la tête. La bande à Epstein joue bruyamment dans l’eau. Je baisse le nez, me plongeant un peu plus dans le roman que j’ai amené.
- Ce ne sont pas mes amis, M’man.
- Quel sauvage tu fais, mon pauvre garçon… moi, à ton âge, j’avais des dizaines d’amis, à l’école.
Oui, je sais, Maman, tu étais LA fille populaire de ta classe, tout le monde t’adorait.
Mais où sont-ils, maintenant, ces amis ? La reine du bal 1962 a été oubliée, on dirait.
Mes amis à moi, ceux du gang of four, seront toujours là.
Un long silence s’est abattu sur la pièce. Dehors, les cantiques avaient cessé. Rose nous a assuré qu’elle ferait ce qu’elle pouvait pour éviter tout drame, mais elle était soucieuse. Elle est sortie, et s’est dirigée vers son véhicule. Quelqu’un l’attendait, dehors.
Bill Epstein.
Le garçon qui avait fait de mes années à la Middle School un enfer, que j’avais haï de toutes mes forces sans me rappeler comment cette aversion était née. Il avait fait fortune à Whitby en profitant du boom de l’immobilier et était sans doute la personne que j’avais le moins envie de croiser de toute cette ville qui devenait folle.
Mais aujourd’hui, il n’était que l’ombre de lui-même. Sa démarche hésitante, sa tête baissée, tout en lui traduisait la défaite.
S’apercevant de sa présence, les manifestantes changèrent un instant de cible. Des insultes jaillirent : « ...juif !… ils vendent nos maisons, bientôt ils vendront nos enfants ! »
Rose fit alors face à Nancy Harper. Je n’entendais pas ce qu’elle lui dit, mais le face-à-face fut bref. Bientôt, la harpie tourna les talons, entraînant avec elle sa suite.
J’étais sur le pas de la porte.
Bill Epstein s’approcha à quelques mètres, manifestement ivre. Il me tendit une main tremblante.
Je laissai passer quelques secondes, durant lesquelles des images de brimades, des insultes me revinrent. Puis, je lui serrai la main.
Les yeux brillants, il bredouilla.
- Je suis désolé, Beckman… pour autrefois…
La gorge serrée, je le regardai.
- Oublions ça, Bill… on était des gosses… c’est loin.
Quand il est reparti avec Rose, je suis resté longtemps plaqué contre la porte. Mes jambes me portaient à peine.
Durant l’après-midi, j’ai été contacté par Amanda Myers, du Whitby Daily, qui voulait faire un article sur la manifestation dont j’avais été la cible. J’ai choisi de décliner une nouvelle fois sa proposition, à son grand désarroi.
Rassurer Sondra fut plus difficile. Elle a du sentir dans ma voix que quelque chose n’allait pas et mes paroles n’ont pas suffi à dissiper son inquiétude. Je vais lui parler de Dorothy.
Cette année, nous ne sommes pas allés au feu d’artifice donné pour la Fête Nationale.
Dorothy étant trop fatiguée, j’ai préféré rester à la maison, sans doute pour éviter de tomber sur un de ces fanatique ou avoir à raconter l’incident d’hier.
Alors que nous étions dans le jardin, seuls sous les étoiles, j’ai parlé à Sondra de la santé de Dorothy et de mes inquiétudes à son sujet.
J’aurais pu lui dire que je sens que quelque chose de terrible menace la ville et que cela dépasse l’entendement de bon nombre de nos concitoyens. Je ne l’ai pas fait.
Si Sondra a oublié ce que nous avons vu et vécu, quand nous étions gosses, je dois lui épargner ces horreurs, pour la protéger.
Elle n’a pas chômé, pendant que je me terrais chez moi. Elle a rencontré le Maire et le Pasteur Gilmann, et garde un œil sur les traditionalistes du révérend Stone. Ces derniers semblent avoir pour modèle leurs coreligionnaires de Westborough, Kansas. Là-bas, les panneaux appelant à la haine au nom de Dieu fleurissent un peu partout.
Par contre, elle n’a que peu d’informations sur ce Brother Nate. Ce guérisseur itinérant a laissé sa trace dans plusieurs états, sous différents pseudonymes, mais impossible de trouver à quoi il ressemble.
Le Docteur Maxwell nous a rejoint. Quand Rose l’a contacté, il n’a guère tardé à venir donner son avis sur les guérisons miraculeuses survenues ces derniers jours. Il doute du « cas Eben Wright » et, pour ce qui est de la petite Henderson, le problème venait selon lui des parents, extrêmement religieux . En ce qui concerne Veronica Wood, par contre, il ne sait à quoi s’en tenir.
Avant qu’il parte, je lui ai demandé de venir voir Dorothy. J’espère qu’il la convaincra mieux que moi de passer des examens.
Veronica Wood me faisait face et insista : Dorothy, dans son état, devait se tourner vers le Christ, qui lui apporterait son aide. Un frisson parcourut mon échine et je mis quelques secondes à reprendre mes esprits.
Invoquant la récente démonstration à laquelle elle avait participé, j’ai quasiment fermé la porte au nez de cette vieille femme, avant de rester pétrifié.
Mon cœur battait la chamade : j’avais fait face à quelque chose d’inhumain, sous l’apparence de Mrs Wood.
- Mike ?
Raven était près de moi.
- Il y a un problème avec Dorothy.
Je courus jusqu’à la chambre. Elle se tenait la tête entre les mains et gémissait de douleur.
- Jésus ! Il peut me guérir… le cancer va me dévorer, murmurait-elle.
Je posai les mains sur les siennes tandis que Raven commença à psalmodier un chant que Willie lui avait sans doute appris. Puis, la douleur et la peur refluèrent et Dorothy se blottit dans mes bras.
- Je sens une présence mauvaise, Mike...c’est LUI...Brother Nate, chuchota Raven.
J’ai hoché la tête.
Quand Dorothy s’est endormie, Raven m’a raconté une vieille histoire wabashanee qu’elle tenait de Willie. Autrefois, l’homme-médecine étant devenu très vieux, les Wabashanee virent arriver un jeune homme qui prit sa place. Rapidement, le nouvel arrivant soigna les membres de la tribu et les eut tous sous son emprise.
Le vieil homme-médecine comprit alors que son jeune remplaçant invoquait les démons et, s’il chassait la maladie du corps de ceux qu’il soignait, il la remplaçait par les esprits mauvais, qui prenaient possession des êtres humains. Il affronta donc le jeune homme-médecine et le chassa.
Willie comptait sur moi pour lui succèder, autrefois. Je sais maintenant que je dois affronter Brother Nate. J’ai fait part de cette décision à Rose, quand elle est venue voir Dorothy, tout à l’heure. Elle m’a évidemment invité à attendre que nous sachions à qui nous avons affaire.
Raven a proposé d’infiltrer l’église des fondamentalistes, pour identifier ce Nathaniel : le jeune Luke, inconnu chez eux, saura tenir ce rôle. Dimanche, il ira assister à l’office et enregistrera ce qui s’y dit.
- C’était bizarre… il y avait beaucoup de chants, ça n’en finissait pas.
Il a alors préféré nous passer l’enregistrement. Celui-ci comportait deux sermons. Le premier émanait du révérend Stone et semblait confus, maladroit, comme si le vieil homme peinait à rassembler ses idées. Ensuite, il y eut celui de frère Nathaniel, dont la voix grave et magnétique résonna dans mon salon. Il évoquait les temps troublés que nous traversions et annonça que les fidèles devaient se tenir prêts à l’arrivée du Veilleur de la Fin des Temps.
Rose et moi, nous nous regardâmes, stupéfaits. Mais la voix continuait : Il était avec nous, le Gardien du Seuil, le Guetteur de la Fin des Temps... Des dizaines de « amen ! » lui répondirent.
Leaning, leaning, safe and secure from all alarm
Leaning, leaning, leaning on the everlasting arm
Puis, Brother Nate entonna un vieil hymne qui nous fit frissonner. Derrière les paroles de consolation, nous entendions une autre voix.
Il l’appelait, lui, le Moharahani !
(à suivre)