cdang a écrit : ↑lun. juin 30, 2025 10:17 pmA priori, le temps de travail aurait peut-être augmenté avec la révolution agraire par rapport aux chasseurs-cueilleurs, et en tous cas probablement pas diminué :
https://www.lahuttedesclasses.net/2016/ ... te-au.html
il semble assez clair que rien ne plaide en faveur d'une diminution de la charge de travail avec l'agriculture, tout au contraire. À la suite du fameux livre de Marshall Sahlins Âge de pierre, âge d'abondance et des données de Richard B. Lee sur les San (Bushmen), on a souvent imprudemment brodé sur ces chasseurs-cueilleurs nomades qui mangeait tout leur saoul en ne travaillant que deux à trois heures par jour. Les chiffres sont en réalité un peu moins flatteurs. Dès lors qu'on prend en compte, en plus de la recherche de nourriture proprement dite, l'ensemble des tâches de préparation, de fabrication d'outils, de transport, ou de soins aux enfants, la durée de semaine de travail d'un San n'est pas si éloignée de la nôtre – je parler de celle d'un salarié moyen d'un pays riche actuel. Cependant, et c'est le point important, rien n'indique que l'agriculture ait fait baisser ce chiffre. Qu'il s'agisse de peuples « néolithiques » sur lesquels on dispose de données, comme les Yanomamo, ou de civilisations historiques, aucun indice sérieux ne vient plaider en faveur d'un allègement millénaire de la journée de travail.
@Lotin a peut-être un avis sur la question ?
Je n’ai pas mon exemplaire de Stone Age Economics (Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall Sahlins publié en 1972) sous la main pour vérifier deux-trois trucs. Le livre est sorti à une période (années 60-70) où l’on déconstruisait pas mal l’image des sociétés de chasseurs-cueilleurs-collecteurs vivant dans la misère la plus totale, qu’ils « survivaient », dans un contexte intellectuel et idéologique de contestation sociale et politique, de critique du consumérisme à tout crin, avec une montée de l'anticolonialisme, etc. C’est dans ces décennies-là que le concept d’une Préhistoire comme âge d’abondance (cf. la vf du titre) pris fermement corps (même si le concept est plus ancien), notamment avec la publication des actes du colloque Man the Hunter en 1966 (ouvrage d’importance majeure pour l’anthropologie et la new archaeology). Sahlins s’inscrit pleinement dans cette mouvance (« Rethinking Hunters and Gatherers »). Son ouvrage théorise, exemples à l’appui, que les sociétés de C-C-C ont besoin de passer moins de temps pour remplir leurs besoins et dispose donc de plus de temps que les autres (= sociétés de production) pour leurs loisirs. La thèse que les populations de chasseurs-cueilleurs-collecteurs ont une vie d’abondance avec peu d’efforts est très vite très largement adoptée.
Mais, les données de l’étude de Sahlins sont assez biaisées et au final peu représentatives et les spécialistes des sociétés de C-C-C ont assez vite ont exprimé des réserves sur ces généralisations (et sur la notion d’opulence et sur les données utilisées pour le prouver). Elles reposent notamment sur deux populations observées (pas par lui) : les aborigènes australiens et les !Kung du Kalahari (des San d’Afrique australe). Il y a aussi les Hadza d’Afrique orientale qui sont très souvent mobilisés dans ces propos. Deux populations de « chasseurs-cueilleurs-collecteurs ». Ces nombreux biais tendent à une sous-estimation assez nette des chiffres par l’auteur qui livre une moyenne de trois à cinq heures de travail journalier (3-5 h/j) et surtout qu’elle est largement inférieure à la journée de travail moyenne des sociétés industrielles. Il estime par ailleurs leur travail peu éprouvant ou exigeant (là il sous-estime clairement la charge de travail). Sahlins avait quand même en tête certaines des faiblesses de ces études et les a mentionnées sans ambiguïté.
Il a étudié les données recueillies auprès de quatre groupes aborigènes en 1948 (entre 4 et 11 jours pour chacun, soit quand même pas beaucoup). Ces aborigènes n’étaient pas si chasseurs-cueilleurs que ça, car ils se ravitaillaient souvent en riz, sucre auprès de stations locales. Il a été difficile pour les observateurs (McCarthy et McArthur de mémoire j’ai un doute) de les convaincre de participer à l’étude, certains menaçant de la quitter rapidement pour justement aller se ravitailler en riz/sucre (lassés qu’ils étaient de ce régime traditionnel qu’ils ne suivaient plus vraiment). Les auteurs de la publication princeps (McCarthy et McArthur notent eux-mêmes que certains de ces groupes avaient déjà intégré dans leur alimentation des produits disponibles dans les missions. Ces groupes sont très peu représentatifs de la démographie des groupes vivant d’une économie de prédation stricte. Il n’y avait que des adultes en pleine force de l’âge dans l’un d’entre eux (le groupe de Fish Creek) donc aucun dépendant à nourrir par exemple (vieux, enfants en bas âge, etc.).
Les !Kung ont été observés pendant 4 semaines en 1964 ou 1965 par Richard Lee (ça, j’en suis déjà plus certain). C’est déjà mieux, un peu plus représentatif, mais cela pose toujours des problèmes et notamment de saisonnalité. Les activités cynégétiques ne sont pas les mêmes selon les saisons, les gibiers différents, les méthodes de chasse aussi, la disponibilité des ressources aussi. 4 jours ou 4 semaines, c’est beaucoup trop court et rend impossible l’extension de ces observations à l’établissement d’un modèle général. Sans parler du biotope, vous conviendrez que l’accès aux ressources n’est pas le même en plein désert du Kalahari que dans une toundra sibérienne, une gigantesque plaine nord-américaine, ou dans une forêt de caducifoliées du Périgord.
Ces observations montraient effectivement une différence drastique d’heures de travail entre ces populations et des populations d’agriculteurs-éleveurs. Mais ces observations n’ont concerné que l’acquisition de nourriture en ignorant l’intégralité des autres tâches (fabrication des outils/armes de chasse, réparation, préparation de la nourriture, travail à la « maison », etc.) et là les compteurs s’affolent. Il n’est pas fait mention dans les travaux de Sahlins non plus des famines périodiques chez les C-C-C, car l’opulence de ces sociétés suppose une régularité des ressources. Chose rare dans une économie de stricte prédation. Un autre biais est la conception de travail/loisir très occidentale dans cette étude de Sahlins. Dans notre monde post-industrialisation, les ces deux catégories sont très distinctes alors que dans des sociétés de C-C-C, la limite est très floue. Chez les !Kung par exemple, les activités de recherche de nourriture ne sont pas perçues comme des corvées, mais s’accompagnent de jeux, de socialisation, de transmission de savoirs, ils ne séparent pas le jeu de l’effort. Autre biais, ne sont pas décomptés non plus du temps libre de nos sociétés le temps passé aux taches ménagères, préparation des repas, à l’occupation des dépendants, etc. La notion d’opulence/abondance de Sahlins est aussi à interroger.
MAIS (oui il y a toujours des mais), avec les données mises à jour, avec une méthode plus régulière (du moins jusqu’au prochain biais), l’essentiel de la théorie reste valide. L’écart est moindre que celui supposé à l’origine, mais il est, la majeure partie du temps, en faveur des sociétés de C-C-C (mais la comparaison est probablement un peu un non-sens).